"Sachant que le yoga est un art vieux
de cinq millénaires, un homme d'affaires du xxie siècle peut-il
en revendiquer en partie la paternité ? Brikram Choudhury, ancien haltérophile
et professeur de yoga, ne voit pas où est le problème. Et pour cause
: le yoga est une affaire juteuse, qui pèse quelque 27 millions de dollars sur le
seul marché américain. Bikram Choudhury, qui a popularisé
le yoga Bikram en Occident, a breveté une séquence de 26 asanas (postures
de yoga). Ce qui lui a valu une plainte déposée par l'association
Open Source Yoga Unity (OSYU) de Los Angeles, qui fédère des professeurs
de yoga et des propriétaires de salles.
Aujourd'hui,
Choudhury a réussi à protéger 26 postures censées
être pratiquées dans une salle surchauffée.
Verra-t-on demain un danseur réclamer un droit de propriété
intellectuelle sur certaines figures de danse ? Où s'arrêtera ce détournement
des savoirs traditionnels ? Pouvons-nous accepter que des sciences comme le yoga, l'homéopathie,
l'ayurveda [médecine traditionnelle indienne], l'unani ou
le sidha [médecines védiques] fassent
l'objet de
brevets ?
"Vouloir
breveter quoi que ce soit qui touche au yoga, c'est du vol et c'est en contradiction totale avec la déontologie
même du yoga. C'est un art qui existe depuis la nuit des temps. Personne
n'a le droit d'y apposer une quelconque marque de fabrique", s'insurge
Bharat Bhusan, un yogi de 53 ans qui a remporté le prestigieux
prix Padmashri. "Aucune série d'exercices ne peut faire l'objet de la moindre revendication
de propriété", renchérit Vanessa Calder, la présidente
de l'OSYU, qui a porté plainte contre Choudhury.
Tout le monde
n'est pas de cet avis. "Les postures de yoga sont des arts de la scène et, en tant que tels,
ils relèvent donc de la propriété intellectuelle. Il y a d'ailleurs déjà
des précédents, car des brevets ont été déposés
pour des accessoires utilisés dans la pratique du yoga", affirme pour sa part Kuldip Raj Kholi, directeur
de la fondation de recherche Dabur.
Ce qui ne
peut être breveté, ce sont les connaissances qui relèvent
du domaine public, explique Pratiba M.
Singh, avocate de Delhi spécialisée dans les droits de propriété
intellectuelle et industrielle. Prenez le haldi (curcuma) : "Lorsqu'une demande de brevet
a été déposée pour l'usage du curcuma dans le but de soigner les plaies
chirurgicales, il a été très
difficile
de prouver qu'il s'agissait d'une technique médicinale traditionnelle. Afin d'étayer
sa demande d'annulation, le Conseil de recherche scientifique et industrielle
a pu produire des documents perses démontrant que le curcuma était
utilisé en Inde sur diverses plaies depuis
plus de cent
ans. Le brevet a finalement été annulé." Le curcuma,
le riz basmati ou encore la méthode
de préparation de la farine de blé appelée "Nap Hal" [variété de blé
indienne servant à la préparation des chapatis et revendiquée par la société
Monsanto sous cette appellation], constituent quelques-uns des exemples d'appropriation
abusive de savoirs traditionnels indiens. Mais contester ces brevets
revient extrêmement cher. Mme Singh est toutefois catégorique sur la
question des postures de yoga. "On peut breveter des accessoires de yoga, comme
les gants et les tapis de sol, mais en aucun cas une asana particulière.
Si une demande de brevet en ce sens est déposée, alors le gouvernement
devrait s'en saisir et contester la revendication." Très peu de brevets
ont été contestés et annulés, car la procédure légale est très
longue et très coûteuse. La seule solution efficace est de prévenir ce genre
de dérive, estime M. Kholi. C'est ce à quoi s'emploie l'Inde, qui est devenue
le premier pays au monde à mettre en place une bibliothèque numérique
des savoirs traditionnels (BNST). New Delhi a lancé un appel à d'autres
pays de l'Asie du Sud-Est pour créer une BNST commune à l'ensemble de la région.
Les informations numériques seront communiquées à tous les
organismes mondiaux de propriété industrielle et intellectuelle, dans le cadre d'un accord
de confidentialité.
La BNST indienne
a d'ores et déjà recensé 36 000 slokas relatifs à
l'ayurveda. L'Inde prépare également
une base de données numériques recensant 1 500 postures et détaillant
leurs propriétés thérapeutiques.
Cette base
pourra être utilisée pour contester les 134 brevets sur les
accessoires de yoga, les 150 brevets
liés au yoga et les 2 315 marques de fabrique de yoga délivrés
par l'Institut américain de la propriété industrielle.
Toutes les
informations, parmi lesquelles des pratiques de détoxication de l'organisme, des exercices de respiration
(mudras), des postures et des techniques plus spécifiques,
seront présentées sous forme numérique dans cinq langues pour être partagées
avec les principaux organismes délivrant des brevets dans le monde.
Aujourd'hui,
le monde du yoga est en train de fourbir ses armes pour une guerre de la propriété
intellectuelle. Le jour n'est sans doute pas loin où quelqu'un revendiquera des droits sur
les poses érotiques décrites dans la très ancienne philosophie du
Kama-sutra. "